Nouvel Observateur - Lundi 3 juin 1974
LE PRINTEMPS DES OEILLETS ROUGES
Comment sort-on quelques jours, de quarante-huit ans de fascisme ?
Claude Roy a vécu sur place le réveil du peuple portugais.., et de son armée
Claude Roy a vécu sur place le réveil du peuple portugais.., et de son armée
FÉVRIER 1973
Lettre d'un ami de Lisbonne : «Ici, le roi n'en finit pas de renvoyer Necker. La fameuse «ouverture» (promise par Marcello Caetano après la mort du Grand Professeur Père Fouettard) se referme dans le claquement des portes. Deux des plus courageux «libéraux» de l'assemblée, Sa Carneiro et le docteur Miller Guerra, viennent de démissionner. La guerre continue outre-mer. La crise économique galope. L'inflation bat le record d'Europe.
Les prisons sont pleines. Presque un demi-siècle de salazarisme : le Portugal plus pauvre que jamais, qui saigne, qui étouffe.»
16 MAI 1974
Cérémonie de la prestation de serment des membres du gouvernement provisoire.
Les huissiers du petit palais rose de Belém, qui, depuis quarante-huit ans, ont introduit successivement les visiteurs de Salazar puis ceux de Caetano, sont les seuls à s'y retrouver, malgré leur étonnement.
Il y a deux généraux Spinola. Monoclé, un stick à la main, c'est Erich von Stroheim dans le rôle d'un junker de «barouds»: la Légion portugaise avec Franco, Stalingrad près de Von Paulus, la guerre coloniale en Angola et en Guinée-Bissau.
Il ôte son monocle, met ses lunettes pour lire un discours, s'engager solennellement à se retirer du pouvoir une fois les prisons vides, la censure détruite, la démocratie rétablie : il ressemble soudain à un vieux professeur d'histoire humaniste prononçant le cours inaugural de sa nouvelle chaire.
Le général Spinola serre la main de chaque membre du gouvernement après leur prestation de serment. Je reconnais quelques- uns des ministres: Sa Carneiro, le docteur Miller Guerra. Mais je ne reconnais que d'après ses photos Alvaro Cunhal, cheveux blancs, sourcils noirs, yeux gris ; la première fois que je suis venu dans ce pays, le secrétaire général du Parti communiste portugais s'était déjà évadé de la prison centrale de Peniche. Après quinze mois de tortures et au secret, il avait passé huit ans d'isolement absolu dans sa cellule. Onze ans de prison au total. En 1967, il était en exil. Mario Soares était, à cette époque, déporté à São Tomé, après avoir été arrêté douze fois par la P.I.D.E.
J'ai vu avant-hier, à Queluz, une foule populaire acclamer et couvrir d'œillets rouges des paras-léopards en béret vert. Image surprenante ? Je n'ai pas été le seul à être surpris. Mon ami José Tengarrinha le fut aussi.
26 AVRIL 1974
A la fin de ce jour-là, José Manuel Tengarrinha, historien et sociologue, avait passé sans dormir la nuit dans sa cellule de Caxias, la prison de la P.I.D.E., la police politique du fascisme portugais, rebaptisée D.G.S. par Marcello Caetano. Dans la soirée du 25 avril, le «téléphone arabe» de la prison avait appris à José qu'au dehors des amis arrivés en voiture avaient klaxonné en morse : C-O-U-P-D-E-T-A-T. Ceux de ses camarades prisonniers dont les cellules pouvaient être vues de l'extérieur avaient émis en morse avec une lampe électrique le message : C-O-U-P-D-R-O-I-T-E ou G-A-U-C-H-E ?
Réponse laconique et incertaine : M-I-L-I-T-A-I-R-E.
«J'étais en contact, avant mon arrestation, me dira José Tengarrinha, avec de jeunes officiers qui pensaient qu'il fallait tenter quelque chose pour mettre fin à la guerre coloniale et rétablir la démocratie. Mais je savais qu'il y avait dans l'armée et dans l'Etat des ultras qui sentaient monter un mouvement populaire, une crise des soldats du contingent et des officiers d'Afrique, et qui pouvaient tenter un putsch d'extrême droite. Toute la nuit, je me suis préparé à mourir...»
José dit qu'il s'était souvent demandé, depuis des années, comment il attendrait une mort regardée en face. Il pensait qu'il serait révolté, angoissé. «C'est étrange, dit il, j'étais presque tranquille. Je trouvais ça logique. Tout était à sa place. Oui : logique.»
Quand le jour est venu, José a vu, de la fenêtre de sa cellule, des parachutistes qui encerclaient la prison. Il entendait un grand tumulte de camions, de cris, d'appels. Puis il entendit, dans le couloir de la prison, des pas lourds, bottés. Puis la porte de sa cellule s'ouvrit et il vit un géant en béret vert, le crâne tondu, qui, d'un ton furieux, lui demanda : «Votre nom ?» «José Manuel Tengarrinha» répondit- il. – «J'ai le plaisir de vous apprendre que vous êtes libre», dit le para. José et ses camarades ne le furent d'ailleurs pas immédiatement. Leurs libérateurs du Movimento das Forças Armadas avaient relevé, sur le registre d'écrou de la prison, les noms des prisonniers politiques : ceux que la P.I.D.E. - D.G.S. avait répertoriés comme tels. Mais il y avait, par exemple, dans la prison de Caxias, des résistants ou des révolutionnaires qu'on avait inculpés ou condamnés pour de prétendus délits ou crimes de «droit commun».
Il fallut encore aux politiques plusieurs heures de négociations avec leurs libérateurs pour arriver à ce que, le 27 avril, 0 h 30, tous les prisonniers de Caxias, les «politiques politiques » et les «droit commun politiques», sortent de la prison. Une foule les attendait, et leurs amis les ramenèrent à Lisbonne.
Les chars sillonnaient les rues, couverts d'œillets rouges et de jeunes gens agrippés aux tourelles. La foule scandait : «O povo unido jamais sera vencido» (Le peuple uni ne sera jamais vaincu)
C'est sur des chars, de l'aérodrome à la place centrale de Lisbonne, le Rossio, que deux des grands exilés de l'opposition de gauche, Cunhal et Soares, allaient effectuer leur retour. C'est dans un char que Marcello Caetano, trente heures avant l'arrivée en ville des prisonniers de Caxias, avait fait sa sortie de la caserne des gardes républicains, place des Carmes. Sortie à laquelle correspondait l'entrée en scène officielle du général Spinola. Auquel Caetano a accepté de se rendre «pour empêcher le pouvoir de tomber dans la rue.»
Tous les jeunes capitaines du Movimento me disent la même chose : notre projet était né et mis sur pied bien avant la publication du livre où le général Spinola explique qu'il n'y a pas de solution militaire à la guerre en Afrique. Cependant, le capitaine Maia, qui commandait l'escadron de blindés qui investit les Carmes et « évacua » Caetano, me dit : « Après la sortie de son livre, Spinola nous apparut comme un mentor.»
A 0h20, le 25 avril, le présentateur d'un poste privé catholique, Radio Renascença, passe à l'antenne une chanson « engagée » très populaire en ce moment, «Grandola, Vila Morena», de José « Zeca » Alonso. C'est le signal : «on y va !»
Aux troupes dont les soldats se croient en manœuvres depuis la veille, et qui convergent sur Lisbonne, les « capitaines » expliquent qu'il s'agit d'abattre le régime. L'enthousiasme est total. A 3 heures du matin, le grand quartier général, les ministères de la place du Commerce, l'aéroport, les stations de radio, la télévision sont occupés ou investis. Quelquefois par un seul homme. Le capitaine d'aviation José Inacio Costa Martins, chargé de s'emparer de l'aéroport et de la base d'aviation militaire voisine, m'a raconté la nuit la plus longue de sa vie.
«Je suis venu à 10 heures du soir, sous un prétexte, reconnaître les lieux et l'officier de service de jour. Puis j'ai attendu le régiment qui faisait mouvement et qui, selon le plan, devait me rejoindre à 3 heures. Il n'était pas là à l'heure fixée. Si l’aérodrome n'était pas entre nos mains, le gouvernement aurait pu y faire débarquer des troupes «fidèles». A 3 h 5, je suis rentré seul dans la base militaire, j'ai fait réveiller l'officier de service. «Mon cher camarade, lui ai-je dit, la révolution est commencée. Un millier d'hommes encerclent la base et l'aérodrome. Je prends le commandement ici.» «L'officier de service a immédiatement - accepté.». Quand les troupes sont arrivées, à 3 h 35, j'avais déjà coupé l'aéroport au trafic, signalé à toute l'Europe l'interdiction d'atterrir, fait diffuser nos ordres à toutes les bases aériennes.»
Pendant ce temps-là, un autre jeune capitaine, Salgueiro Maia, trente ans, fils d'un cheminot, instructeur à l'Ecole pratique de Cavalerie de Santarern, à quatre-vingt-dix kilomètres de Lisbonne, fonce avec ses blindés sur l'autoroute en direction de la capitale.
« Même en tenant compte d'un pneu d'une auto-mitrailleuse qui a éclaté et que nous avons dû réparer, nous avons fait la route à une moyenne de soixante kilomètres à l'heure, ce qui, pour des engins blindés, je vous jure, est une belle allure.»
A 6 heures du matin, Maia et ses blindés sont en position sur la place du Commerce, cette place Saint-Marc qui ouvrirait son quatrième côté sur le Tage.
La Légion portugaise, la «Milice» du régime, s'est rendue à 11 h 30. Les officiers et les troupes de l'armée régulière cantonnées en ville se rallient en deux minutes au mouvement. La police fait presque partout sa soumission.
Quelques rafales de mitrailleuse tirées en l'air ou dans les murs y aident. A midi, le capitaine Maia investit, sur la place des Carmes, à côté du cloître gothique rescapé du tremblement de terre de 1775, la caserne où s'est réfugié Caetano.
Six heures plus tard, la voiture noire du général Spinola se fraie un passage dans la foule. Puis le capitaine Maia fait manœuvrer en marche arrière un char léger, qui recule dans l'entrée de la caserne dont la porte s'est ouverte. A 18 h 30, escamoté, invisible, recroquevillé au fond du char, le successeur de Salazar traverse la foule, qui tambourine en vain du poing contre le blindage.
Je n'ai pas demandé au capitaine Maia, quinze jours plus tard, ce qu'il pensait de l'arrivée de Caetano et de Tomaz au Hilton de Rio, envoyés en exil sur l'ordre de la junte militaire nommée le 3 mai. Il aurait répondu, probablement, que les officiers de la junte sont tous des généraux à quatre étoiles ou des vice-amiraux.
L'homme dont on dit qu'il est le cerveau de la Junte, le général Francisco Costa-Gomes, est un homme dont les mémoires politiques, dans trente ans, seront probablement intéressants. «En 1962, me dit-il, j'ai eu de graves ennuis pour avoir écrit dans le « Diario Popular» un article où je disais que, dans la guerre subversive, il n'y a jamais de solution militaire mais seulement des solutions politiques.»
Derrière ses lunettes fumées, le regard du général Costa-Gomes est indéchiffrable. Il était l'un des collaborateurs du général Botelho Moriz quand celui-ci prit, au début de la guerre coloniale, la tête d'un complot militaire que Salazar écrasa. Ce mathématicien sérieux et ce général politique a attendu des années son heure commandant de la Garde républicaine, commandant des troupes au Mozambique puis en Angola, chef d'état-major général en 1972, récemment démis de ses fonctions par Caetano, je n'imagine pas qu'il ait rongé son frein passivement ni pris des risques sans les calculer. Le jeune général Galvão de Melo, un aviateur, autre membre de la Junte, m'a raconté, lui, sa révolte croissante contre le règne de l'incompétence, de la police et du gâchis humain sous le fascisme. Il n'est général que depuis huit jours : il avait démissionné de l'armée il y a cinq ans. - «J'ai fait moins de prison que d'autres, dit-il une fois huit jours et une fois deux jours.»
Quand on parle avec les officiers supérieurs de la Junte de Salut national, on pourrait croire peut-être qu'après tout cette Révolution des œillets rouges, ça n'a été qu'un pronunciamiento à la latine, un putsch bien mené, une opération politique d'état-major.
Mais les e capitaines», c'est une autre histoire. J'en vois l'aboutissement dans Lisbonne en fête de ce mai du Portugal. J'en avais perçu l'orée une nuit d'été à Paris, le... 14 juillet 1970.
Qui avait amené parmi nous, ce soir de bals aux carrefours, de nuit d'été aux lampions, le grand jeune homme bronzé et silencieux.? Je ne sais plus. Le jour venu déjà, sur la terrasse d'Ursula Vian, place Blanche, l'inconnu avait l'air lointain et triste. Je m'assis près de lui. Il avait un accent étranger. Nous parlâmes. José Ervedosa avait, la veille, franchi clandestinement la frontière portugaise. On allait l'arrêter là-bas. Je le ramenai chez moi. Nous parlâmes longtemps. Le capitaine pilote José Ervedosa était le fils aîné d'une bonne famille catholique et conservatrice portugaise. Il avait fait des études, été reçu à l'Ecole de l'Armée de l'Air, accompli des dizaines de missions de bombardement en Angola. Un jour, il n'avait pu y tenir. Il n'était pas le seul. Au mess des pilotes, on discutait. Les jeunes officiers avaient organisé, entre les missions en vol, une compagnie de théâtre amateur. Ils y montèrent une pièce de Brecht, «l'Exception et la Règle». Ils la discutèrent et, à partir de là, le régime portugais, la guerre coloniale, les rapports de classe à l'intérieur de leur pays et les rapports du peuple colonisateur aux peuples colonisés. Ils décidèrent de « faire quelque chose». La P.I.D.E. veillait. Elle intervint. La veille de son arrestation, José Ervedosa choisit l'exil. (J'ai honte de dire que José Ervedosa a été expulsé de France l'an dernier, par arrêté ministériel signé de Raymond Marcellin.)
16 MAI 1974
Lisbonne. Le lieutenant de vaisseau Fernando David e Silva, vingt-six ans. « J'ai appris le français dans « Astérix » et « le Nouvel Observateur », dit-il. J'ai appris la vie avec les hommes de mon peuple, les marins. J'ai appris la politique avec la misère des gens d'ici et avec la misère des Noirs aux colonies.» «Et d'autres livres qu'« Astérix »? lui ai-je demandé. «Quand mon navire a fait escale un jour à Nantes, j'ai acheté à la librairie du P.C.F. des morceaux choisis de Marx et d'Engels et, dans une librairie du passage La Pommeraye,- un livre des éditions Maspero surl'impérialisme et le colonialisme. On se les est passés au carré des officiers, et, après, on les a fait lire aux hommes». «Où vous «situeriez-vous» aujourd'hui ?» Il répond: «je suis socialiste. Enfin, je voudrais essayer de l'être. Je suis libre. Et je veux essayer de le rester.» II ajoute «Vous, les Français, ne nous lâchez pas, maintenant !»
17 MAI 1974
Le capitaine José Ervedosa, le lieutenant de vaisseau David e Silva, cas exceptionnels?
Dans le Portugal de 1974 (quatre ans de service militaire, treize ans de guerre coloniale, le niveau de vie moyen le plus bas d'Europe, la bourgeoisie d'affaires la plus riche, 40 % du revenu national dévorés par les dépenses militaires, la police politique la mieux outillée de l'Ouest), il y a deux cent mille insoumis, réfractaires, déserteurs.
Mon vieil ami l'avocat Francisco de Sousa Tavares, mari d'un grand poète, Sophia de Mello Breyner, a fait un long chemin de son adolescence à aujourd'hui. A dix-huit ans, il était l’ « intégraliste lusitanien », c'est-à-dire monarchiste traditionaliste de l'extrême-droite... Il en a plus de cinquante aujourd'hui. Depuis vingt ans, Sophia et lui ont participé à tous les mouvements démocratiques du Portugal, subi la répression et la pression.
Ce soir, Francisco vient de sortir d'une cachette où l'humidité, la graisse ont piqué, taché, jauni le document, « l'engagement d'honneur » signé le 11 février 1959 par huit officiers et trois civils : «Nous soussignés, en plein usage de notre liberté, sans aucune pression ou menace réciproque, acceptons de constituer et de faire partie du Mouvement militaire indépendant, entièrement solidaires de ses fins et assurant que nul autre but ne nous entraîne que la réalisation des programmes nationaux et moraux du Mouvement.»
Nous faisons serment sur notre honneur d'accomplir les tâches qui nous seront données et de lutter pour cela jusqu’au sacrifice de nos vies ou de notre liberté, tout en gardant le secret le plus absolu sur tout ce qui concerne le Mouvement. C'est-à-dire :
« 1) Libérer le pays du régime de force et de dictature auquel il est sujet, obligeant le gouvernement à abandonner le pouvoir, moyennant un mouvement militaire. »
« 2) Suspension de la constitution politique de 1933, destituant le chef de l'Etat et dissolvant l'assemblée. Les fonctions du chef de l'Etat et du gouvernement seront exercées par une junte militaire collective, qui choisira un gouvernement provisoire.»
« 3) Garantir, sans les restreindre ni les fausser, l'exercice de toutes- les libertés fondamentales de l'homme portugais, telles _qu'elles se trouvent définies dans l'article 8 de la constitution de 1933.»
« 4) Supprimer immédiatement la police politique, la juridiction spéciale à caractère politique et les mesures de sûreté.»
« 5) Amnistier les prisonniers politiques et instituer un régime efficace d'habeas corpus.»
« 5) Amnistier les prisonniers politiques et instituer un régime efficace d'habeas corpus.»
« 6) Encourager, aussitôt que possible, l'institution d'un régime constitutionnel, d'après la pure expression de la volonté du peuple.»
« 7) Assurer la remise du pouvoir aux autorités légitimes, constituées par le choix national.»
Le « Mouvement » de 1959 échoua avant d'avoir pu passer à l'action. Quatre des conjurés finirent en prison.
Romantisme ? Complot chimérique ? Effervescence de «cerveaux brûlés» ?
Dans un de ces ministères du printemps de Lisbonne, où le vieil huissier ahuri nous introduit sous l'œil calme d'Un marin qui monte la garde (bonnes joues roses de jeune prolétaire, béret sur l’oreille, bandes de chargeurs de mitrailleuse autour du cou, Potemkine au Conseil d'Etat), j'ai demandé à un jeune «capitaine» : « Qu'est-ce qui vous a fait choisir la carrière militaire ? » - «Le désir de savoir un jour me servir des armes pour abattre le fascisme.»
Salazar arrive au pouvoir en 1926. Le 3 février 1927 éclate à Porto un soulèvement militaire qui s'étend pendant quatre jours à Lisbonne. Le général Gastão Dias, six capitaines et le colonel Freina ont pris la tête du mouvement. Le gouvernement fait bombarder l'arsenal par ses avions. Les insurgés sont écrasés. Cinquante, morts, trois cents blessés.
Le 20 juillet 1928, le signal de la révolte part du sommet de Lisbonne, au château Saint-Georges. Douze heures de fusillades et canonnades. Le mouvement est réprimé. Sept morts, trente blessés.
Révolte à Madère au début de 1931.
Révolte à Lisbonne le 26 août 1931 : quarante morts, deux cents blessés, deux cents emprisonnés.
Grève générale le 18 janvier 1934, fusillades, centaines de prisonniers et de déportés en Angola.
Le 10 septembre 1935, la P.I.D.E. arrête le capitaine de vaisseau Mendes Norton, l'avocat Rolão Pedro et leurs « complices », qui avaient préparé une insurrection d'infanterie et de marine.
Le 9 septembre 1936, équipages et officiers de l'aviso «Afonso de Albuquerque», du contre-torpilleur «Dao» et du «Bartolomeo Dias» se mutinent pour rejoindre l'armée républicaine qui se bat contre Franco. La mutinerie est écrasée, quatre-vingt-deux hommes condamnés, les équipages éparpillés dans des unités disciplinaires.
Une bombe rate Salazar le 4 juillet 1937.
En 1946, une colonne du 6' régiment de cavalerie se soulève le 11 octobre, mais elle est écrasée à Mealhada. Le 10 avril 1947, cinq généraux, six officiers supérieurs et treize professeurs d'université sont destitués pour avoir participé à un mouvement insurrectionnel dans la région de Tomar. En 1962, la garnison de Beja, en liaison avec des civils, dont Manuel Serra, rentré clandestinement au Portugal, se rebelle et sera écrasée. Le 16 mars dernier, enfin, un régiment d'infanterie de Caldas da Rainha marche sur Lisbonne et sera intercepté. Tous les hommes arrêtés. Ils seront libérés le 25 avril 1974.
Le romancier José Cardoso Pires me raconte : «On a pris ce jour-là là première chose rouge qui tombait sous la main, les œillets du marché de Beira-Tejo. La récolte d'œillets, cette année, était exceptionnelle.»
Je dis à José que j'ai vu une fois dans ma vie une ville aux pavés entérinent couverts d'œillets rouges : Rome en 1964, le jour des funérailles de Togliatti. C'était un enterrement. En 1974, à Lisbonne, c'est une naissance, une renaissance. Le Soir du 25 avril, José Cardoso Pires est rentré chez lui très, très tard. Dans sa rue, les agents étaient en train de mettre des contraventions aux voitures en stationnement illicite.
2 MAI 1974
Vieux rôdeur professionnel et enthousiaste des révolutions, des guerres populaires, Wilfred Burchett est arrivé à Lisbonne le 30 avril dans la nuit. A Pékin, il ne dérageait pas d'avoir raté le jour de la proclamation de la République populaire en 1949. Il n'a pas voulu « rater » le 1er Mai à Lisbonne. il dit : «Depuis, le jour de l'évacuation de Hanoi par les Français, je n'avais jamais vu autant de joie, autant de monde, autant de soleil.»
Je lui dis que, depuis la libération de Paris, Mai 68 et Prague au printemps, je n'ai non plus rien vu de comparable.
Le vieux maître à écrire et à bien se tenir des lettres portugaises, l'auteur de «Forêt vierge», Ferreira de Castro, soixante-seize ans, incorruptible, inatteignable, me dit : «On a pu truquer des élections pendant des années mais on ne peut pas truquer le soleil d'un peuple.» Il ajoute ironiquement : «Ce sont les fenêtres qui votaient dans Lisbonne de ce 1er Mai : les fenêtres fermées disaient non à la joie du peuple. Il n'y en avait pas tant...»
L'Avenida da Liberdade mérite enfin, après quarante-huit ans, son nom. Fleuve de foule, fleuve de joie. Un million de marcheras qui scandent «O povo unido jamais sera vencido», les doigts en V jetés en avant au rythme des mots. Et dix mille soldats perdus dans la foule, sans armes, un œillet rouge à l'épaulette.
22 MAI 1974
Lisbonne a pris la parole. Assemblées générales, réunions partout, destitution des directeurs de journaux dans la presse, remplacés par des journalistes démocrates, meeting de trois mille «employées de maison », comités ouvriers et assemblées dans les usines, réunions des partis, assemblées générales dans les universités. Le couvercle de plomb a Sauté. C'est une explosion : le pouvoir de l'imagination était au bout des fusils...
En novembre 1967, le vieux cercle centenaire du «Grémio Literario» m'avait, au cours d'un séjour à Lisbonne, convié à parler à ses membres au cours d'un dîner-colloque. La police politique nous attendait. Le dîner était interdit. L'inspecteur principal de la P.I.D.E. précisa même que je n'aurais pas le droit d'aller dîner dans un restaurant avec «plus d'un Portugais».
Le premier geste du président du cercle, Gérald Salles Lane, a été, le 26 avril, de me demander de venir parler au «Grémio». Mais, si j'ai accepté avec joie ce rendez-vous de mai, après le rendez-vous manqué de 1967, j'ai souhaité non pas «prendre la parole» mais la donner à mes amis. La discussion a été passionnée, passionnante, confuse comme l'écume de mousse de l'oxygène naissant.
Avouerai-je que ce qui m'a le plus frappé, dans ces trois heures de prises de parole effervescentes, ce fut le cri de José Cardoso Pires :
- «Je suis fier ce soir d'être Portugais parce que ce soir, dans mon pays, je sais que personne ne torture personne !»
J'avais été le matin à la prison de Caxias. Un très jeune homme était venu à ma rencontre : «Vous êtes Claude Roy ? - «Oui» - «Vous avez rencontré la dernière fois ma femme Marilia, mais moi pas: j'étais ici, en prison.»
Le docteur Valente a quitté pour quelques jours l'hôpital et son cabinet de médecin pour aider les «capitaines» de son âge à dépouiller les dossiers de la P.I.D.E. : - «C'est une besogne d'asepsie », dit-il, en me décrivant ce qu'ils découvrent : un immense réseau de mouchardage, surveillances, délations, infiltration, tables d'écoute, provocations, la corruption d'un Etat policier totalitaire.
Mais ce qui m'a sauté aux yeux, cellule après cellule, où les policiers de la P.I.D.E.-D.G.S. ont pris la place des politiques, c'est que (à la différence, il faut le dire, de ce qui se passait dans les prisons de notre Libération) personne ici ne paraît avoir été battu, torturé ou simplement maltraité.
Avec Fernando Oneto, qui a passé des mois dans ces cellules, j'ai parlé avec un des inspecteurs les plus célèbres de la P.I.D.E., Tinoco. C'est un petit bonhomme médiocre, avec une plutôt bonne tête de petit commerçant malchanceux. Ce qu'il a commencé à être il y a vingt-huit ans fils de paysans pauvres, il crée un petit commerce de bois à son retour du service, fait faillite, cherche une « situation », entre dans la police politique. Quand je lui demande, à la fin, ce qu'il pensait de mon ami Fernando quand il «l’interrogeait», le policier se met à pleurer. Il dit « J'admirais beaucoup M. Oneto». Fernando est gêné. Il pose sa main sur l'épaule du policier qui sanglote.
« On ne torturait pas toujours stricto sensu », me dit Oneto quand la porte de la cellule s'est refermée. « Empêcher quelqu'un de dormir pendant huit, dix, dix-huit jours, ce n'est pas une «torture» qui exige du matériel ou de cogner tellement. Mais c'est une des choses les plus terribles qui soient.». Fernando ajoute : «Il faut dire que Tinoco m'a toujours dit vous et appelé Monsieur, parce que je suis un bourgeois. Mais les communistes, il leur disait tu... »
21 MAI 1974
Est-ce que Tinoco aurait tutoyé Alvaro Cunhal ? Il est, cette semaine, l'homme le plus populaire après Spinola : pour le peuple, parce qu'il est un des visages du socialisme, que son parti a «travaillé» sans relâche dans la clandestinité ; pour la bourgeoisie (on l'entend cent fois dire dans les cabinets des ministres modérés, dans les bureaux des hommes d'affaires), parce qu'il est «intelligent», «raisonnable», «patriote».
Le rédacteur en chef de l' «Avante», qui vient de reparaître au grand jour (un premier numéro, hebdomadaire, hélas désolant de platitude, de «langue de bois», de clichés dogmatiques et de mises en garde sommaires contre le «sabotage» par les grèves), dément, dans le e « Diario de Noticias», avoir dit qu'il est contre la grève : il est seulement contre l'utilisation inconsidérée de l'arme de la grève. Bon. J'aurais eu envie de poser des tas de questions à Alvaro Cunhal. Il était à Prague il y a encore un mois. A Moscou avant. Mais je ne lui ai pas posé ces questions. Pas simplement parce qu'il n'y aurait sans doute pas répondu. Ou répondu à côté. Et la question du Chili, il se la pose, ça se sent, sans qu'on ait à la lui poser.
Ni l'histoire ni la politique ne sont un concours de beauté. Mais le visage d'Alvaro Cunhal est sûrement l'un des plus beaux, l'un des plus durs visages d'homme politique que l'on puisse rencontrer en Europe. Toutes les vieilles comparaisons usées reprennent ici leur force : l'acier trempé, le cuivre buriné, la force d'âme. Cheveux blancs, épais sourcils noirs des yeux gris clair, le regard vivement sur ses gardes, des rides verticales, un sourire rare.
Au Musée national de Lisbonne, dans le « Panneau des pêcheurs » de Nuno Gonçalves, il y a, à gauche, un moine qui a cette force amère dans les yeux et la mâchoire, cette beauté (oui) qui vient de la concentration totale. Visage admirable. Terrible, peut-être.
(Mario Soares me dira : « Alvaro Cunhal était directeur des études dans le collège de mon père quand j'y étais élève. Il était encore plus beau qu'aujourd'hui.»
Je n'en suis pas sûr : il n'y avait pas encore à cette époque, sur ce visage, l'empreinte de onze ans de prison. Je n'ai pas pensé à demander à Soares, je le regrette, quelle influence avait pu avoir Cunhal sur son adhésion, en 1942, au P.C. clandestin, que Soares quittera en 1949.)
Je n'écoute pas d'une oreille distraite ce que Cunhal me dit : que le pouvoir n'est pas, en ce moment, aux mains du peuple mais de l'armée ; que le revenu national portugais ne peut pas permettre de satisfaire encore la revendication du salaire minimal de six mille escudos réclamé dans les usines ; que la première tâche, c'est d'extirper le fascisme, le pouvoir de l'argent, de construire et consolider la démocratie, etc.
Mais, pendant qu'il parle, je pense aussi à ce que me racontait un socialiste emprisonné avec lui à Peniche : Cunhal, torturé pendant trois jours consécutifs par la P.I.D.E., qui veut savoir ce qu'ouvre la clef trouvée dans une de ses poches lors de son arrestation, refuse de parler. Le quatrième jour, les policiers passent à une autre question. Cunhal leur demande : « La clef, ça vous intéresse encore ?» - «Oui»- «C'est celle de l'appartement où vous m'avez pris.» Cunhal, pendant quatorze mois dans l'isolement absolu, sans livres, journaux ni papiers, et qui, devant le tribunal spécial atterré, prononce un discours de quatre heures, avec des centaines de chiffres, statistiques, citations de journaux portugais, de rapports officiels. Un vrai rapport-feuve de secrétaire général du Parti...
23 MAI 1974.
Le Portugal « lâche » ses colonies. Mais les colonisés de l'intérieur ne sont pas encore libérés. Dans deux usines en grève de la banlieue de Lisbonne, aux chantiers navals de la Lisnave, à Almada (huit mille cinq cents ouvriers), les plus grandes cales de radoub de l'Europe du Sud, et dans la petite usine de confection Melka, à Cacem (cinq cents ouvrières, deux cents travailleurs hommes), je découvre ce que je savais abstraitement : que la main-d’œuvre portugaise est aussi un prolétariat colonial.
A la Melka, l'assemblée générale des ouvriers est une immense volière libérée les cinq cents Maria de l'entreprise (Maria Pilar, Maria Liz, Maria Fatima, Maria Adélaïde, etc., toutes entre seize et vingt-deux ans) avaient fait grève une fois dans leur vie — une heure, en 1969. Grève perdue, contre les cadences. Elles explosent de joie, de choses à dire sur leur vie. Le directeur délégué suédois, un grand Scandinave, hasard au milieu de ces noiraudes toutes haletantes de vie et de paroles comprimées si longtemps, jette sur « son personnel », si sage encore hier, un regard égaré.
A la Lisnave, ville maritime géante, ciel de grues, de ponts roulants, de coques de cargos, de tankers au dégazéifiage, les ouvriers casqués de plastique votent en ce moment sur les propositions de la direction.
« L'intérêt national ? » me dit un soudeur. Et il sort de sa poche la liste des compagnies actionnaires de la Lisnave : la C.C.N. et la Soponata de Lisbonne ; la N.S.D.M. de Rotterdam ; l'Eriksberg Mekanika de Stockholm la Kockums de Gateborg. « Ils lâchent déjà plus que les patrons français à Grenelle... C'est qu'ils peuvent... »
Palma Inacio, « l'homme à abattre » de la P.I.D.E., l'évadé perpétuel des prisons, l'insaisissable de la L.U.A.R. (Ligue d'Unité et d'Action révolutionnaire), avec sa veste de tweed pied-de-poule, la moustache et le sourire d'Errol Flynn, les cheveux gominés, ressemble davantage à l'idée qu'on peut se faire d'un play boy joueur de polo qu'à celle du révolutionnaire professionnel.
« Ça allait en s'adoucissant, dit-il. Ma première condamnation, en 1947, c'était à dix-neuf ans de prison. Je me suis évadé. Ils m'ont repris : douze ans de prison. Je me suis encore évadé. Ils m'ont encore repris. Et je suis sorti de prison le 26 avril... Cette fois-ci, je n'ai fait quatre ans de prison. »
(Est-ce que je commets une indiscrétion coupable en racontant que mon ami Urbano Tavares Rodrigues, qui l'attendait à la porte de la prison, l'a embrassé et lui a dit : « Si tu veux venir habiter chez moi, viens : il y a deux très jolies filles qui habitent en ce moment à la maison... »
Palma Inacio a inventé la piraterie aérienne. En 1947, il avait été arrêté et condamné à la suite d'un mouvement militaire avorté auquel il avait participé comme pilote. Evadé, en 1961, il détourne un avion de ligne, jette deux tonnes de tracts sur Lisbonne, autant sur Porto, Barreiro, Beja, Faro, et fait atterrir l'avion à Tanger...
Revenu au Portugal clandestinement, il est repris. Et s'évade. Il organise alors, méticuleusement, l'attaque d'une succursale de la Banque du Portugal à Figuera da Foz.
Opération préparée et minutée comme un hold-up de grande série noire. Butin énorme. Mais l'action manque d'échouer au dernier épisode. Palma et ses compagnons ont calculé qu'il leur faudrait dix minutes pour se rendre de la banque à un petit aérodrome voisin, dix minutes pour neutraliser le personnel de l'aéroport, dix minutes pour faire le plein d'essence d'un appareil. L'alarme sera alors donnée mais ils seront déjà en vol et, bientôt, au-delà de la frontière. Le chef mécanicien de l'aérodrome et sa femme se sont laissé ligoter. Mais la femme éclate en sanglots « Il faut que je donne le biberon à mon bébé. » Palma Inacio raconte que faire chauffer un biberon, bercer un bébé qui pleure, lui donner son lait, le faire roter fut une des expériences les plus redoutables de sa vie. Que ses compagnons et lui ont pris ce jour-là une heure trois quarts de retard sur leur horaire et qu'ils ont franchi la frontière avec leur appareil alors que l'alerte était déjà donnée depuis une heure. « Et tu es revenu au Portugal ? — Avec l'argent de la banque, on avait acheté de si belles armes... » Il rit, moitié Pancho Vila, moitié Arsène Lupin.
Au mur de la rédaction de la vaillante revue de gauche «Sedra Nova», il y a le dessin qui devait paraître dans le numéro préparé depuis un mois pour le 1er Mai. Avec le tampon rouge de la censure : «Exame previo. Proibido.» Le dessin représente un ouvrier qui brandit une pancarte «1er Mai» et deux « messieurs » qui le regardent en disant : «Laissons-lui celui-là. Il nous reste les trois cent soixante-quatre autres jours.» Le dessin a paru tout de même, le 1er Mai, justement. Avec le tampon rouge «Proibido». Il est possible que, demain, le peuple portugais ne se contente pas seulement d'un seul jour de liberté, menacé de prison chaque année, d'un seul jour sur trois cent soixante-cinq, mais prenne possession de tous les jours de sa vie."
CLAUDE ROY
Le Nouvel Observateur, Lundi 3 juin 1974
"Oh, Lord, the things we have done"
ResponderEliminar(Shakespeare, "Falstaff")
Yes dear Alcide! We have done incredible things:)!!
ResponderEliminarMagnífico, o trabalho da Charlotte ! Estou completamente arrasada com tanta sofisticação visual. "Parabéns" é palavrita que não chega. Prefiro : que o futuro esteja à altura de tanto talento, Charlotte e Helena.
ResponderEliminarÉ...
ResponderEliminarHá uma divida
de gratidão perpétua
por quem nos ofereceu a liberdade
Abdicando da sua numa qualquer prisão...
Há uma divida
de gratidão perpétua,
por quem continua a patrocinar
a patente da liberdade para Todos,
mesmo dos que a querem voltar a aprisionar...
Um impressionante documento histórico!
ResponderEliminarObrigado Helena!
Abraços de Maio!
Beijos
Sim Isabel e Francisco, é bom lembrar e importante não esquecer que a liberdade leva anos a conquistar com muito esforço e sofrimento.
ResponderEliminarObrigada!
Obrigada Isabel!
ResponderEliminarObrigada Francisco!
Obrigada Conceicinhas! A Charlotte agradece:)!
Bjs