sábado, 8 de dezembro de 2012

TAB(O)U

 

Film portugais de Miguel Gomes avec Teresa Madruga, Laura Soveral, Ana Moreira,
Carloto Cotta, Henrique Espirito Santo, Isabel Cardoso, Ivo Müller, Manuel Mesquita


 
 
Carta a Miguel Gomes, depois de ver "Tabu"

Olhe, Miguel, a África que imaginamos
é a única verdadeira.
Eu estive lá também e dela lembro
um verso do poeta Maiakovski:
"A terra com quem se teve fome, essa, nunca a podemos esquecer".
Também falei da beleza das garças
a esvoaçar sobre montanhas de lixo
numa Luanda de outros tempos.

A África é um mito e um tabu,
um paraíso que nunca foi
e um desejo que nunca chegou.

O seu filme atravessa a verdade com o cenário sépia
da imaginação amadurecida.
in Tim Tim no Tibete

"(...) C'est cette manière de montrer, sans en renier la puissance d'attraction, que ce que l'on croyait intègre était déjà perdu qui confère au film son émotion si particulière. Il faudra donc admettre qu'outre l'humour et la délicatesse qui le caractérisent, Tabou est un film d'une colossale ambition sur la construction et le déclin de l'imaginaire occidental". Jacques Mandelbaum, Miguel Gomes et la splendeur perdue de l'Occident.
 
***
 
""Le Fleuve est mon film préféré ", nous confie Miguel Gomes à l'évocation du chef-d'œuvre de Jean Renoir. Faut-il y voir le jeu des esprits frappeurs ? Une troublante synchronie aura voulu que le troisième long-métrage du Portugais, Tabou, atteigne les écrans français le même jour qu'une version restaurée du Fleuve, le 5 décembre dernier. Doit-on y lire un phénomène paranormal, comme le feraient les personnages de Tabou ? A cette sortie conjointe, en tout cas, se greffe la publication de deux ouvrages complémentaires, Au pied du Mont Tabou – Le cinéma de Miguel Gomes – Entretiens avec Cyril Neyrat (éditions Independencia) et Jean Renoir de Pascal Mérigeau (Flammarion).

Lors d'une rencontre avec le public, samedi 1er décembre au Forum des Images, à Paris, Miguel Gomes n'hésitait pas à présenter Tabou comme " un film de fantômes ", recelant parmi ses bobines une flopée de lémures cinéphiliques. Il serait vain de recenser ces mânes par le menu, tant le spectre est large, qui court de Friedrich Wilhelm Murnau (1) à Michelangelo Antonioni (2), voire à n'importe quel cinéaste hollywoodien s'étant un jour aventuré en Afrique (3). Mais, de toutes ces ombres, celle du Fleuve est loin d'apparaître comme la plus éclatante, et rien, hormis le cri d'amour de Gomes et le sortilège calendaire préalablement cités, n'invite spontanément à rapprocher les deux films.
 
De prime abord, les dissemblances sont même légion. Tourné en noir et blanc entre le Portugal et le Mozambique, Tabou est le troisième long-métrage d'un des cinéastes les plus prometteurs des années 2000. Il met en scène trois vieilles Lisboètes, la crépusculaire Aurora, sa bonne Santa et leur voisine Pilar, les problèmes d'argent de l'une, le racisme latent dont souffre l'autre, l'altruisme catholique de la troisième. A la mort d'Aurora, son ancien amant, Ventura, retrace en voix off leurs ébats adultères dans l'Afrique coloniale des années 1960, sur des images muettes, quoique non privées de bande-son.
Tourné non loin de Calcutta entre décembre 1949 et avril 1950, Le Fleuve est le premier film en couleurs de Jean Renoir, en même temps que le dernier réalisé dans le cadre de son exil hollywoodien. Adapté d'un roman de Rumer Godden, il suit les aventures d'un autre trio de voisines, adolescent celui-là. Fille aînée du patron d'une presse à jute, Harriet folâtre avec ses sœurs et son frère sur les bords du Bengale. Les rejoignent tous les jours ou presque la rousse Valerie, héritière d'un opulent propriétaire, et la métisse Melanie, de père anglais et de mère indienne. Un soir d'automne, les trois filles s'amourachent d'un Américain de passage, " Captain John ", hébergé par le père de Melanie, jusqu'à l'inévitable déchirement.
C'est d'ailleurs dans leur manière de filmer la désunion de leurs communautés que les deux films se répondent le plus ostensiblement. A chaque fois, les élans du cœur entrent en conflit la cohésion du groupe. Ce faisant, ils menacent indirectement la pérennité de la domination occidentale sur les colonies. Amours doublement interdites, donc, charriant dans leur sillage vie et mort mêlées : dans Tabou, l'accouchement d'Aurora coïncide avec le meurtre de son ami Mario, quand, dans Le Fleuve, la mort du petit frère d'Harriett est concomitante, ou presque, de la naissance d'une petite sœur.
 
Pour capter cette ambiguïté, Gomes et Renoir ont l'un et l'autre opté pour une mise en scène d'une sensuelle hybridité. Dans Ce Cher Mois d'août, le précédent long-métrage du Portugais, une rivière – tiens donc... – symbolisait déjà l'oscillation du film entre documentaire et fiction. Dans Tabou, le jeu sur les anachronismes, les constants changements de tons – de la comédie au mélodrame, du naturalisme à l'onirisme –, la partition du film en deux parties distinctes rendent plus sensible encore la duplicité chère à Gomes, lui qui, dans ses entretiens avec Cyril Neyrat, compare le cinéma à une pile : " Il faut un pôle positif et négatif pour créer de la tension. "
 
Nul doute que le cinéaste lusophone a trouvé, dans Le Fleuve, un modèle en la matière. A Calcutta, le réalisateur de La Règle du jeu invente une forme inédite, qui, au récit imaginé par Rumer Godden, adjoint d'amples séquences quasi-ethnographiques, cueillant dans ses teintes les plus vives le quotidien sur les bords du Bengale. Ce tangage résulte d'une gestation tumultueuse, ainsi que le raconte Pascal Mérigeau dans sa biographie : " Aucune autre de ses réalisations, pas plus avant qu'après, n'a exigé de Renoir autant de temps, de réflexion, de travail, les aléas de la préparation, du tournage, du montage influeront dans des proportions considérables, Le Fleuve est de tous ses films celui qui au fil des mois se transformera le plus. "

A lire, dans Au Pied du Mont Tabou, les innombrables difficultés dont se sont joués Miguel Gomes et son équipe sur le tournage de Tabou, le voisinage méthodologique devient patent. Il est encore accentué par la mixité qui caractérise chacun des films. Les scénarios de Tabou et du Fleuve ont tous deux été cosignés par des femmes, Mariana Ricardo dans le premier cas, Rumer Godden dans le second. Dans quelle mesure cet apport a-t-il joué ? Toujours est-il que les deux films contractent une partie de leur tension, pour reprendre la terminologie de Miguel Gomes, dans leurs polarités de genre.
Le diptyque de Tabou est extrêmement sexué : à une première partie quasi-exclusivement féminine répond une seconde partie nettement plus virile. D'ailleurs, si la jeune Aurora affole tant l'aréopage de mâles alentours, c'est aussi du fait de son hyper-masculinité, elle qui ignore superbement, entre deux parties de chasse ou de jambes en l'air, sa grossesse.
Pareillement, dans Le Fleuve, l'harmonie du gynécée est contrariée par l'arrivée de Captain John, qui bouleverse les palpitants. Drôle de Jules que celui-là : il lui manque une jambe, perdue au front. En quelques plans cruels, Renoir, qui souffrait lui-même d'infirmité, souligne la honte que procure cette amputation chez sa victime – absence d'autant plus douloureuse qu'elle touche à un symbole flagrant de virilité.
 
Une lecture plus politique verra dans ce corps disloqué l'annonce de la partition, déjà à l'œuvre au début des années 1950, de l'empire colonial britannique. A soixante ans de distance, Miguel Gomes porte un regard voisin sur la maternité d'Aurora : " Son ventre est comme une bombe à retardement, qui finira par exploser, dit-il à Cyril Neyrat. C'est aussi la situation du pays, de la colonie : ce monde, cette société n'en ont plus pour longtemps. " Corps amoindri, corps augmenté. On touche là au cœur de la parenté entre les deux films : tous deux enregistrent la fin d'un monde, sans pour autant occulter la vie qui, malgré cet arrachement, continue à fleurir, à jaillir.

Films aqueux que ceux-ci, traversés d'eaux contraires, baptismales, lacrymales, sépulcrales. A l'écoute des ritournelles, dans les salles de cinéma, sur la surface des piscines, des visages et des tables de ping-pong, à même la caméra, il pleut, il pleure, il plonge. " J'ai récemment présenté Le Fleuve au Festival de la Roche-sur-Yon, explique Gomes dans une interview à Télérama. Je n'ai revu que les quinze dernières minutes et j'ai pleuré. J'ai essayé de me retenir car je devais parler du film devant le public. Mais je n'ai pas réussi. J'avais l'air con avec mes larmes. "
 
"Le Fleuve se termine sur cette phrase : ''The day ends, the end begins", ''le jour finit, la fin commence'', nous glisse-t-il à notre tour. C'est peut être pour cela que de tous les films Le Fleuve est le plus beau pour moi, le plus émouvant. Renoir montre la fin des choses, mais avec une tendresse infinie. C'est la fin de l'innocence, mais ce n'est pas grave, il y a la rivière, ça continue, ça va. Je pense notamment à une scène, qui est pour moi la plus belle de l'histoire du cinéma. L'une des filles embrasse l'Américain, et juste après, elle commence à pleurer. Il lui demande : "Mais pourquoi tu pleures ?" Et elle répond : "Parce que c'est fini. Toute cette belle journée passée dans le jardin tous ensemble, c'est fini..." Le cinéma que j'aime cultive ce rapport avec la fin des choses, même si ce ne sont pas forcément de grands événements, même si ce sont des choses très simples, comme une belle journée passée dans le jardin. "
Afflue alors le souvenir de l'exorde de Tabou. Sur les berges d'un mystérieux cours d'eau, un explorateur est tourmenté par les apparitions inopinées de sa défunte épouse, avant de se métamorphoser en crocodile. " Immergé dans des eaux troubles, un crocodile attend son heure, dit la voix off. L'intrépide explorateur le sait bien, dans ce fleuve il rencontrera son destin. Ses hommes sont témoins de l'horreur. L'explorateur fait ses adieux à la vie. (...) Depuis ce temps (...), certains jurent avoir aperçu une vision démoniaque : un crocodile triste, mélancolique, accompagné d'une dame d'un autre temps, couple inséparable, uni par un pacte mystérieux que la mort n'a pu briser. "

Que représente, au juste, le crocodile ? Incidemment, c'est lorsqu'il évoque Le Fleuve, dans ses entretiens avec Cyril Neyrat, que Miguel Gomes en donne la description la plus précise : " Il n'y a pas de crocodile dans le fleuve de Renoir, mais c'est la même chose : le fleuve, le crocodile, c'est le temps qui passe, qui continue, avec des gens qui naissent, qui meurent, des amours qui commencent et finissent. C'est ça Renoir. Ici, dans la rivière, il y a un crocodile. (...) Le crocodile, c'est le cinéma : de la mémoire, des gens qui passent, des histoires d'amour et des empires qui commencent et finissent. "
 
Pas de croco dans Le Fleuve, mais un cobra. Le reptile fascine le petit frère d'Harriet, qui, faute de le dompter, meurt de ses piqûres. Sa sœur, tout à ses émois sentimentaux, se reprochera longtemps de ne pas avoir suffisamment surveillé le petit. Clarté biblique de la métaphore : comme dans Tabou, l'étourderie amoureuse précipite la chute du paradis. Ce décès inspire au père de Melanie un monologue fiévreux : " Je bois à la santé des enfants ! On devrait se réjouir qu'un enfant soit mort enfant. L'un d'entre eux s'est échappé ! On les enferme dans nos écoles, on leur enseigne nos tabous stupides, on massacre leur innocence ! Le monde est fait pour les enfants... "

Ici réside, sans doute, la différence principale entre les deux films. Le Fleuve filme, au présent, le découverte du tabou, la perte du paradis, la déchéance. Tabou fait remonter la mémoire de cette déchéance, dans un entremêlement du présent et du passé, tout à la fois euphorique et mélancolique, que les lusophones nomment " saudade ".
Mêmes nuances sur le plan du sacré. Les Indiens du Fleuve vénèrent Kâlî, " déesse de l'éternelle création et destruction ". Sur sa couche, Pilar prie pour " retrouver ce qui a été perdu ". Présent éternel contre temps retrouvé : les voix off des deux films témoignent de cet écart. La narratrice du Fleuve, bien qu'adulte, épouse d'un ton badin et assuré les péripéties des héros ; sa conclusion (" le jour finit, la fin commence ") ménage la possibilité d'une ouverture. Tout l'inverse de la voix émotive et fatiguée des conteurs de Tabou, butant sur les mots comme un vieillard sur un vestige de sa jeunesse.

Lorsqu'il met les pieds en Asie, Jean Renoir gambade comme un poulbot, malgré sa cinquantaine bien tapée. Le Fleuve est vendu comme le premier film hollywoodien tourné en Inde. Lui, fils du plus grand coloriste de l'histoire de la peinture, s'initie enfin au Technicolor. Avec le ravissement d'un nouveau né, il en use les tons chauds pour filmer de longues scènes de fête, durant lesquelles les autochtones illuminent la nuit bengalie et se colorent le visage. " A Calcutta, au bord du Gange, souligne Mérigeau, Renoir se sent devenir un de ces primitifs dont il écrivait à Georges Sadoul (...) : ''Plus je vieillis, plus j'en arrive à croire que dans l'histoire des arts non entièrement individuels, seule la période primitive a pu produire des chefs-d'œuvre complets''. "
Malgré la décolonisation et son cortège de drames, il est alors encore possible de se projeter, innocemment, primitivement, vers l'avenir, de grimper aux branches des arbres vénérables. C'est cet orientalisme naïf qui fera dire à André Bazin, à la sortie du Fleuve, que la vision du Renoir est " non point fausse, mais un peu superficielle, spontanément optimiste et implicitement impériale ".

Cet élan, cette innocence, à  l'heure de Tabou, ne peuvent être racontés qu'au passé. Tout juste peut-on, aujourd'hui, en guetter le legs coupable et fantomatique, sur le seuil d'antiques voisines lisboètes ou dans l'exotisme climatisé d'une maison de retraite. Lorsque, à  la fin du film, Ventura affirme avoir fait, après ses amours africaines, un mystérieux crochet par l'Inde (4), le clin d'oeil joueur à  Renoir est lesté d'une indépassable gravité : la vieille Europe a compris que ses errements de jeunesse n'existent plus qu'à  l'état de songes, de rémanences, que la colonisation est une entreprise d'un autre temps. "Le projet du film est de montrer le colonialisme comme du Hollywood raté", explique Gomes à  Neyrat. A cette aune, la désuétude formelle de Tabou -“ noir et blanc, pellicule 16 et 35 millimètres, super 8, séquences muettes -“ fait on ne peut plus sens : elle colle à  l'époque, la leur, la nôtre.

Curieux sortilège, disions-nous, que de voir deux films à  ce point scandés par le cours des jours, des mois et des saisons, sortir au même moment sur les écrans. Cette coïncidence offre l'occasion d'un bilan de santé : en 2012, le cinéma n'est plus le fringuant impérialiste qu'il était encore en 1951. Il a vieilli, traversé la rivière, changé de bord. Il regarde toujours le même fleuve, son flot de cadavres et de Moïse encorbeillés, de lémures et de reptiles, de finitudes et de commencements.
Mais, des rives de la jeunesse à celles de la vieillesse, la vue diffère ; il semblerait que, de ce côté-ci, les larmes sèchent moins rapidement."Le Monde Culture, 8/12/2012

Lire aussi l'entretien d'Isabelle Regnier avec Miguel Gomes : Entre l'Afrique réelle et une Afrique de cinéma" e  aqui,  aqui, aqui, aqui e aqui

 
 

1 comentário:

  1. O filme merece. Helena, gostei que citasse o meu poema, é claro. Quando o nosso jantar de bloggeurs? Beijo

    Alcipe

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